Je me suis réveillée soudainement ce matin en songeant : « Sacré cauchemar ! ». La seconde qui a suivi, je me suis demandé où mon subconscient allait chercher tout ça. Je lis trop, sûrement, je regarde trop de séries et de films, peut-être aussi. Il va falloir réduire la voilure pour prendre le temps de laisser sortir tout ça, m’exprimer à mon tour, quelle que soit la forme, pour passer des nuits plus paisibles.
Il y a de ces rêves qui prennent tant aux tripes qu’en se réveillant, on ne sait trop où on se situe : on flotte dans un entre-deux entre imagination et réalité, l’atterrissage étant plus ou moins bien vécu selon la nature du rêve, évidemment. Ce matin pourtant, j’ai eu cette conscience, comme un flash, que mon cauchemar était absurde, et j’ai donc émergé rapidement avec un sentiment net de soulagement.
En commençant à projeter mes objectifs pour la journée, j’ai déraillé sur le week-end car j’avais vaguement souvenir que nous étions jeudi, que je n’avais encore rien planifié et que c’était tout de même bien plus plaisant de penser à ça. Partir ou ne pas partir ? Et où ? Envie d’évasion, mais pas de contraintes, j’en étais restée là de mes réflexions il y a quelques jours. Tiens, marrante cette sensation soudaine de « contraintes » : mais quelles contraintes ? C’est là que tout m’est apparu : les masques, le gel en entrant dans un lieu public ou un magasin, le couvre-feu, la menace d’un troisième confinement. Un peu comme une troisième guerre mondiale, mais cette fois, la planète entière faisant corps contre un petit virus qui la paralyse, la maîtrise. Comme dans mon cauchemar. Pourquoi y avais-je repensé à nouveau ? C’était franchement stupide, mauvais scénario, je n’allais pas rester là-dessus toute la matinée.
J’ai tourné la tête vers mon mari, éveillé, penché sur son smartphone (soit dit en passant, un gros échec que celui de lui faire renoncer à l’emporter dans la chambre et dénicher un vieux réveil à la place). Il m’a souri, mais de l’un de ses sourires un brin crispés que je me souvenais subitement lui avoir beaucoup vu ces derniers jours. « Toujours rien ». Rien ? Ah, c’est vrai. L’oral, le concours, ce démon qui prenait un peu trop ses aises chez nous ces derniers temps. Toujours rien, cela signifiait au choix « toujours pas d’email » ou « toujours pas de mise à jour sur le site », ce qui en somme revenait au même : toujours cette attente. Et ça se lisait sur son visage, ce stress insidieux, discret mais tout de même présent pour qui le connaît bien. Une crainte lancinante de devoir tout reprendre de zéro : les idées, le projet à monter, l’oral à préparer, le jury à séduire. Perdre à nouveau des heures, des semaines à anticiper, se battre, espérer.
Soudain, m’est revenu en pleine face le déroulement de cet oral, qu’il avait si longuement préparé : chez nous, via caméras interposées, pendant que je désertais l’appartement pour le laisser au calme. Comme dans mon cauchemar. Non, non, sérieusement, qu’était-il en train de se passer ? Pourquoi toutes ces coïncidences ? Un éclair de lucidité? J’ai tourné la tête pour vérifier d’un coup d’œil le crochet près du miroir. Dans mon rêve, j’y prenais souvent un objet avant de sortir de chez moi, pour m’en couvrir le visage. J’ai cherché à ce moment-là à bien distinguer, dans la pénombre, le moindre détail, mais cela ne faisait absolument plus aucun doute. Des masques en tissu y étaient suspendus. Je me suis dressée subitement dans le lit, effarée. Mon cauchemar était la réalité. Ou plutôt, la réalité était un cauchemar.
***
Un an. Évidemment que je sais les faits, leur dureté et la tristesse infligée. Je sais les devantures fermées, les terrasses rentrées ou bâchées, les théâtres et cinémas vides, les musées éteints. Je sais les petites salles où plus personne ne rit, où plus personne ne chante, où plus personne ne reprend en chœur, où plus personne ne crie son amour. Je sais le désarroi, l’appréhension, la perte de repères et de revenus, le flou de l’avenir, les incertitudes sur à peu près tout, la lassitude, les interrogations, les remises en question, les doutes, les complots partout, la sensation de ne plus voir le bout… le bout de quoi ? On ne sait même plus. Combien de temps devrons-nous avancer encore les yeux à demi entrouverts, pour ne pas se prendre de mur mais surtout, paradoxalement, pour ne pas se faire de mal en contemplant notre réalité ?
***
Tu vas parler, ce soir. Je te tutoies, tu m’excuseras. On ne se connaît pas, et à la fois on se connaît trop bien. Ton nom est sur toutes les lèvres depuis de nombreux mois, tous les jours, à toute heure, l’omniprésence impromptue, pas moyen d’y échapper. Ton nom comme celui de tes collègues, tout le monde bien au chaud dans le même panier, vous vous serrez les coudes. Ce ne sont pas toujours les mêmes, certes, mais comme toi, ils se pressent toujours pour faire ce boulot ingrat. Tu sais bien, rassurer le peuple, lui dire qu’on va éviter le pire, si tout le monde est bien gentil, bien sage, bien en rang d’oignons mais à distance les uns des autres, surtout, n’oubliez pas (comment pourrait-on oublier ?). En filigrane, ta présence, c’est surtout pour cadrer, encadrer, recadrer. Affirmer le pouvoir, le rappeler. Et puis aussi, éviter nos dérapages, alors que vous-mêmes (toi, les autres là-bas), avancez sur un terrain de plus en plus glissant au fil des mois, en ne sachant à quoi vous accrocher, égratignant au passage votre crédibilité. Tout cet engagement sera vain, le sais-tu ? Tu seras remplacé par un autre dans quelques mois, à n’en pas douter. C’est à se demander, d’ailleurs, qui peut bien rêver d’être jeté ainsi en pâture au peuple désabusé. Qui donc est-ce que ça peut faire vibrer, le devoir d’inventer tous les trois jours un nouveau conte pour enfants indisciplinés ?
Nous, ces prises d’interventions infantiles autant qu’inutiles, nous, derrière nos écrans, dans les transports, dans la rue, dans une file d’attente, ça nous rythme la semaine. C’est dire le manque d’espoir et la décrépitude de notre quotidien. Seuls nos yeux disent ce mélange de colère-résignation-impuissance-désobéissance qui est le nôtre depuis trop de mois, cette alternance incongrue entre des états d’esprits si opposés, ce fil au-dessus du vide sur lequel nous essayons, tant bien que mal, de placer un pas après l’autre, sans tomber. C’est ça, la réalité.
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